[Traduction d'un article lu sur le blog d'Auntie Pixelante.]En jouant au
Super Mario Land de Satoru Okada, sur Game Boy, je me suis rendu compte que je pouvais probablement donner un cours de
level-design en me servant uniquement de scènes de ce jeu.
En voici une. Cette zone (ici, un agrandissement) se trouve à mi-chemin du stage 1-3 de
Super Mario Land, le troisième stage du jeu
[1].
Deux règles cruciales pour comprendre cet exemple étaient immédiatement familières en 1989 à n’importe qui s’essayant à ce jeu après avoir joué au
Super Mario Bros original.
La première est que Mario possède deux formes
[2] : « Petit » Mario et « Grand » Mario, desquels le premier devient le second en trouvant un champignon magique. Petit Mario est de la taille d’un bloc, Grand Mario de deux, ce qui l’expose davantage au danger : mais Grand Mario, s’il est touché par un ennemi, redevient Petit Mario, tandis que Petit Mario meurt. De plus, à la différence de Petit Mario, Grand Mario est capable de briser certains blocs (ceux de couleur gris clair, et de contours arrondis, qu’on voit dans l’image ci-dessus) s’il les atteint en sautant par en-dessous.
L’autre règle importante pour notre exemple est que l’écran défile vers la droite uniquement. Si Mario peut se déplacer librement vers la droite, où se trouve son but, il ne lui est loisible de revenir sur ses pas qu’aussi loin que le joueur puisse voir : le bord gauche de l’écran joue le rôle d’un mur inamovible qui suit Mario à travers chaque stage.
A mi-chemin du monde 1-3, qui est le premier stage du jeu « en intérieur », le joueur est placé devant un choix. La route vers la droite se divise en trois chemins – en haut, au milieu, en bas – bien que le choix ne porte en fait que sur deux d’entre eux : chacune des formes de Mario rend l’un des chemins inaccessible. Le chemin du haut est bloqué par des briques que seul Grand Mario peut briser en les heurtant par en-dessous. L’entrée du chemin du bas n’est que d’un seul bloc de hauteur – seul Petit Mario est suffisamment menu pour s’y introduire.
C’est un cas intéressant à étudier, car la plupart du temps, on préfère ne pas être sous la forme de Petit Mario : Petit Mario en effet ne peut briser de blocs, meurt s’il touche le moindre ennemi, et doit obtenir deux
power-ups avant de pouvoir lancer des boules de feu
[3]. Tandis que cette fois-ci, Petit Mario a seul accès à un endroit spécial, pour compenser en quelques sortes cette forme autrement plus faible - et de fait, le chemin du bas est le plus rentable des trois.
Notons cependant qu’il n’est pas évident pour qui joue au jeu la première fois que le chemin du bas est la meilleure issue, car au moment de choisir, l’écran ne dévoile pas suffisamment la suite pour qu’on aperçoive la foule de pièces d’or à venir. Par contre, comme la hauteur du stage correspond à la hauteur de l’écran, le joueur qui aura pris la route du haut verra quel trésor il aura manqué. Ce qui aide à compenser la frustration de perdre une vie contre les dangereux ennemis qui guettent au-delà : recommencer à mi-chemin du stage – avec un Mario de nouveau petit quelle que soit la forme qu’il avait avant de mourir – signifie l’occasion de rafler les pièces inaccessibles lors de la tentative précédente.
Notons également qu’on ne trouve aucun ennemi devant l’embranchement : il est impossible de choisir quelle forme prendre à ce moment-là. Toutefois, il y a bien un petit ennemi sur le chemin du haut, juste derrière les briques : un joueur expérimenté – ou bien maladroit – peut se frayer un chemin jusqu’en haut, redevenir Petit Mario au contact de l’ennemi, puis retourner à l’embranchement pour emprunter la route du bas. Pour cela il reste juste suffisamment d’espace entre le bord de l’écran et l’entrée, si du moins le joueur sait ce qu’il fait.
Parlons maintenant de l’agencement de la salle des trésors. Le bloc
? contient un champignon magique : autrement dit, en plus de ramasser jusqu’à trente-huit pièces d’or, le Petit Mario qui entrait dans la salle en ressort en tant que Grand Mario. Il est même nécessaire qu’il devienne Grand Mario pour ressortir : ces deux blocs destructibles (en gris), qui servent de sol si Mario est au-dessus, mais qu’il peut briser par en-dessous, sont un passage à sens unique, qui permet à Mario de sortir, mais pas d’entrer.
Alors à quoi sert le petit trou sur la droite ? Il sert dans le cas où Mario ne réussissait pas à attraper à a temps le champignon magique. En effet, seul Grand Mario peut quitter la pièce : on ne peut retourner vers la gauche : si Petit Mario manquait le champignon, il serait coincé sans autre échappatoire que d’attendre l’entier écoulement du temps qui signifie sa mort puis un recommencement. Ou bien de sauter dans le trou. Notons qu’on y accède par une entrée d’un bloc de hauteur, c’est-à-dire qu’il est réservé à Petit Mario.
Evidemment, il est extrêmement improbable que le joueur manque le champignon. Voyez ce petit bloc posé à même le sol sur la gauche ? Il sert à deux choses. En sortant du bloc
?, le champignon s’envole dans les airs, puis se cogne contre le mur et change de sens. En atteignant le sol, il se met à se mouvoir vers la gauche. Eh bien le petit bloc posé à même le sol va le renvoyer sur la droite, l’empêchant de disparaître au loin sur la gauche de l’écran (qui est un mur pour Mario, mais non pour le champignon), et allongeant du même coup son cheminement vers le trou, ce qui permet au joueur de disposer de plus de temps pour le récupérer.
On pourrait toutefois se demander pourquoi il n’y aurait tout simplement pas de trou. Pourquoi ne pas permettre que le champignon rebondisse indéfiniment d’un mur à l’autre jusqu’à ce que le joueur l’attrape ? Parce que ce serait gâcher. Parce que le risque de perdre peut-être le champignon – même si c’est improbable – le rend d’autant plus précieux. Parce que challenge et vitesse sont deux aspects essentiels de
Super Mario Land, comme cette situation, requérant synchronisation, se charge de le rappeler au joueur.
A propos de challenge, trois des briques du plafond au-dessus de la salle aux trésors se détachent au moment que Mario s’en approche, et pourraient bien le blesser. Comme elles tombent de toute la hauteur de l’écran, elles représentent un risque pour Mario qu’il se trouve dans la salle des trésors aussi bien qu’au-dessus. Mais comme elles tombent du haut de l’écran, un Mario au-dessus de la salle aux trésors est plus exposé au danger d’être touché que celui qui est à l’intérieur. En revanche, le Mario du dessus a plus de chances d’être un Grand Mario, et donc de ne pas en mourir, tandis que celui du dessous est inévitablement un Petit Mario. Admirable équilibre.
La salle des trésors compense la frustration de mourir face au boss de fin de niveau en donnant une chance au joueur d’emprunter un autre chemin (et rappelez-vous, ce sont tout de même trente-huit pièces d’or sur les cent nécessaires pour gagner une vie supplémentaire) ; elle prépare le joueur à affronter le boss en l’amenant à un champignon magique qui fera de lui un Grand Mario ; elle donne sens à la différence de taille entre les deux formes de Mario qui est si cruciale pour ce jeu et son protagoniste.
Qu’a-t-elle encore de remarquable ? C’est une pyramide ! Ce stage est conçu pour évoquer au joueur une tombe égyptienne – on peut voir des pixels hiéroglyphiques sur les murs et les grosses briques de pierre
[4]. Quel meilleur moyen pour donner l’idée d’une pyramide que de faire entrer le joueur dans l’une d’elles au cours du stage lui-même – de l’une de celles qui regorgent de trésors, auxquels on accède par une entrée secrète, rien de moins ! On peut voir également que la forme de la pyramide à trésors est préfigurée presqu’immédiatement avant par une pyramide pleine composée de blocs : sorte de pyramide qui abonde dans le royaume de Birabuto traversé dans les trois premiers stages. Une pyramide dans laquelle entrer constitue la culmination d’un motif récurrent du
level-design.
Tous les buts que ce séquence atteint – et un bon
level-design atteint souvent plusieurs buts simultanément – le sont au moyen d’une poignée de blocs familiers déjà au joueur : des blocs inaltérables, d’autres qui peuvent être brisés, et des blocs
?. Un
design concis n’introduit jamais de nouveaux éléments de jeu inutilement : un élément que le joueur a déjà rencontré a une signification pour lui, il en saisit les implications.
Voilà ce qu’est un bon
level-design.
[1] Le premier monde du jeu – le royaume Birabuto – est construit en grande partie de la même manière que les mondes du premier
Super Mario Bros – un stage plat, un stage suspendu, enfin un château, au terme duquel culmine un combat contre un effroyable monstre, au-dessus d’une mer de feu – afin de proposer quelque chose de familier aux joueurs du premier jeu avant de le confronter aux divergences qui apparaissent au cours des stages suivants.
[2] Techniquement trois (sans compter le sous-marin et l’avion), mais qu’il puisse lancer des boules de feu est sans conséquence dans notre propos.
[3] Pas seulement une arme : au contraire de
Super Mario Bros, dans
Super Mario Land la boule de feu permet également de récupérer les pièces d’or qu’elle touche, augmentant les facultés de Mario bien plus que le champignon magique ne fait.
[4] Le boss de fin et ses acolytes ne sont pas visibles sur notre image. Ce sont des sphinx.