Introduire le gameplay par le level-design
Voici la traduction (par mes soins) d'un article trouvé sur le blog d'Autie Pixelante, qui analyse la manière dont les mécanismes principaux de
Super Mario Bros sont introduits dans les premiers écrans du premier niveau.
Les appels de notes se présentent ainsi :
[chiffre] appelle une note de l'auteur,
[lettre] une note du traducteur.
Les jeux (digitaux
[a] ou autres) se composent de règles. Certaines règles donnent au joueur la liberté de changer l’état du jeu («
game state ») de manières spécifiques. J’aime à les appeler des « verbes », faisant partie d’un discours. Si Mario est le sujet de la plupart des verbes des phrases de l’histoire de
Super Mario Bros, alors « sauter » est le verbe qui suit le plus souvent - sauter est si crucial qu’un bouton de la manette est réservé à cet effet
[1]. L’idée de sauter contre une caisse pour l’ouvrir ou sur un ennemi pour le vaincre est un peu absurde hors contexte, mais puisque le principal moyen d’interagir avec le jeu se fait par le verbe « sauter », tous les éléments du jeu ont été conçus comme de potentiels compléments d’objet de ce verbe.
« Mario saute contre un bloc », « Mario saute sur un Goomba », « Mario saute sur le sommet d’un tuyau », « Mario saute au-dessus d’un précipice ». C’est pourquoi presque toutes les portes dans
Metroïd s’ouvrent avec une arme à feu, bien que je n’aie jamais rencontré de porte sur laquelle j’aie eu à tirer pour l’ouvrir : Samus Aran, ayant une arme en guise de bras, interagit avec son monde avant tout en tirant. Cela fait sens, dans le contexte du jeu, pour une porte de s’ouvrir lorsque l’on tire dessus.
Le grand point du
level-design est : comment enseigner au joueur ces règles ? Une tendance déplorable dans les jeux actuels est de gloser chaque point dans un « tutoriel » accompagnant les premiers pas du joueur au commencement du jeu : déplorable parce qu’elle témoigne d’une sacrée dose de mépris pour l’intuition du joueur, et d’un manque de confiance du
designer en son propre
design. Et pire encore, c’est un échec du point de vue du
design en ce que cela énonce les règles au lieu de permettre au joueur de les apprendre par soi-même.
Et si le premier niveau était disposé de telle sorte que le joueur pouvait apprendre les règles simplement en le traversant, sans qu’il ait besoin de se les faire énoncer explicitement ?
Est représenté au-dessus le « tutoriel » par Shigeru Miyamoto et Takashi Tezuka de
Super Mario Bros. Ces deux premiers écrans (image agrandie) présentent presque toutes les règles cruciales du jeu. Comment ? Prenons le tout premier écran : la moitié gauche de l’image, uniquement Mario à l’air libre, sur un terrain plat. Voilà la première chose que le joueur voit en commençant une partie. Qu’est-ce que cela permet donc d’apprendre ? Le premier concept, le concept dominant du jeu : l’objectif de Mario est à droite !
Comment cela est-il enseigné ? Mario est du côté gauche de l’écran, tourné vers la droite. Le sol est disposé tel un petit chemin, une surface horizontale dégagée sillonnant l’écran de gauche à droite. Le grand espace ouvert – il n’y a rien encore dans le ciel – invite Mario à l’explorer. Le joueur déplace Mario vers la droite, et l’écran commence à se dérouler, révélant le monde un peu plus. A mesure que l’écran se déroule vers Mario, qu’est-ce que le joueur voit ensuite ?
Le bloc
? qui scintille, mais le temps que l’écran se déroule suffisamment pour que Mario l’atteigne, quelque chose d’autre est apparu qui demande l’attention immédiate du joueur : un petit champignon marron aux sourcils froncés, marchant vers le joueur d’un pas lourd et de sa propre volonté. C’est la première situation urgente du jeu. Le Goomba est le second acteur que nous ayons vu jusque-là, Mario étant le premier, et celui-là se déplace sans notre mot à dire, avec ces yeux suggérant qu’il est doué d’une conscience, malveillante. Et cela vient du côté droit de l’écran – opposé à la quête de Mario – vers nous ! Si le joueur le laisse toucher Mario, il apparaît immédiatement que ce champignon est synonyme de mauvaise nouvelle, et que son contact est mortel.
Afin de passer outre ce premier petit gardien, le joueur doit apprendre que le bouton A fait sauter Mario. La manette de NES étant ce qu’elle est, d’un
design simple et évident – le bouton A gros et brillant et bombé, comme une invitation à appuyer dessus – il n’est pas bien difficile de découvrir le bouton de saut après quelques manipulations
[2]. Il y a plusieurs aboutissements possibles à la première tentative de Mario pour sauter au-dessus du Goomba. Un premier est que le saut sera peut-être trop court, et que Mario atterrit sur la tête du myconide, auquel cas le joueur découvre que sauter sur ses ennemis permet à Mario de les vaincre. Un autre : vous vous souvenez du bloc
?, qui à ce moment-là est probablement à portée de tête : en sautant au-dessus du Goomba, Mario risque de se cogner la tête contre le bloc, ce qui a pour conséquence de le faire cesser de scintiller et de faire sortir une pièce. Le joueur apprend à activer les blocs
? en faisant sauter Mario vers eux par-dessous.
Une fois qu’il a passé le Goomba, Mario se dirige vers la droite et découvre en quantité des blocs, suspendus en l’air, sur lesquels exercer son tout nouveau saut. Il y a deux types de blocs qui se distinguent du premier coup d’œil : les blocs
?, qui séduisent par leur brillance, et des bandes de briques marron entre eux, contre lesquelles Mario rebondit s’il saute dans leur direction. Mais si Mario frappe le bloc
? le plus à gauche, le joueur se verra offrir le spectacle le plus élaboré du jeu jusque-là.
Un champignon sort du bloc propulsé en l’air, puis atterrit sur la longue plate-forme et se précipite vers la droite. En atteignant l’extrémité de la plateforme, il rebondit contre le tuyau, change de direction et au niveau du sol revient vers Mario qui vient à peine de le faire apparaître. Notez que la route vers Mario est longue : c’est une occasion favorable pour le joueur d’observer le comportement du champignon avant que Mario interagisse avec lui. Et notez encore qu’à la différence des champignons que plus tard dans le jeu Mario devra poursuivre, celui-ci
vient à lui : si le joueur a activé le bloc puis ne fait plus rien, Mario obtiendra malgré tout le champignon.
Notez finalement que, dans l’espace étroit en-dessous de la plate-forme flottante, si Mario essaie de sauter au-dessus du champignon empressé comme il avait fait pour le Goomba, il est probable qu’il se cogne la tête puis retombe sur le champignon, après quoi le joueur apprendra que c’est une chose désirable à toucher finalement. Mais avant même que le joueur ait interagi avec, le champignon se différencie du Goomba de plusieurs manières : alors que le Goomba se déplace que le joueur soit là ou non, le champignon, lui, doit être auparavant invoqué : il n’existe pas tant que Mario ne l’a pas activé en frappant la caisse. Il n’a pas non plus de visage, ni d’animation de marche : c’est un objet, pas un personnage, qui n’a pas d’intention propre. De plus il glisse vers la droite, dans la même direction que Mario, tandis que le Goomba avance vers la gauche, en opposition à Mario.
Lorsque le champignon touche Mario – encore une fois, il est bien plus difficile à éviter que le Goomba, surtout la première fois qu’on y est confronté – une fanfare se fait entendre, et Mario grandit, devient un grand Mario. Si maintenant il frappe les briques – aussi bien par expérimentation qu’en essayant d’atteindre, et en les manquant, les autres blocs
? (après tout les bandes de briques se trouvent entre les blocs
?, et sont plus proches de la tête de Mario qui a doublé de taille), les briques se brisent, ce qui fait que le joueur apprend une nouvelle règle. Ce bloc
? tout en haut invite Mario à sauter à travers les ouvertures nouvellement formées et invitent le joueur à comprendre comment Mario peut modifier le monde qui l’entoure.
Le tuyau sur la droite est le dernier « gardien » de cet écran. Il bloque la route de manière à donner le temps à Mario de découvrir les blocs flottants, il empêche le champignon de quitter l’écran par la droite et le redirige vers Mario, et enfin permet de s’assurer que le joueur ne quitte pas l’écran sans savoir qu’il peut sauter plus haut en maintenant le bouton de saut appuyé. Si le joueur s’est montré curieux et a fait grimper Mario sur la plate-forme flottante pour atteindre le dernier bloc
?, il ne lui est guère difficile de courir ou de sauter pour atterrir sur le tuyau. Les blocs situés à des hauteurs différentes dans l’écran suivant confirment la leçon : Mario peut sauter à différentes hauteurs.
Qu’est-ce que le joueur a appris jusqu’ici ? Que Mario se dirige vers la droite, qu’il aura besoin de sauter (bouton A) pour y arriver, qu’il peut se servir de ses sauts aussi bien pour éviter ou tuer les ennemis que pour collecter des pièces faire apparaître des
powers-up (en frappant des blocs), ou détruire les briques une fois qu’il a grandi pour s’ouvrir de nouveaux passages, ou enfin pour grimper au-dessus des obstacles. Tout cela dans les deux premiers écrans, et probablement les deux premières minutes de jeu ! sans rien même énoncer explicitement au joueur
[3] ! voilà ce qui s’appelle un bon design !
Voici un autre court exemple tiré de plus loin dans le premier niveau (image agrandie) qui mérite lui aussi examen : vous pouvez voir que c’est essentiellement la même structure deux fois répétée : un saut en plusieurs étapes jusqu’au haut d’un escalier, l’un au-dessus d’un gouffre, l’autre – qui le précède – au-dessus de la terre ferme. L’autre différence entre les deux est que la seconde volée de marches – le saut « pour de vrai » au-dessus du gouffre – a son palier au sommet deux fois plus large, permettant à Mario à la fois de ne pas atterrir trop loin au moment qu'il essaye de retomber sur le palier, et de mieux préparer le saut suivant.
Le premier saut permet clairement de s’entraîner en sécurité pour le second, certes, mais j’y vois encore une mise en garde : c’est un saut plus difficile
[4], et le joueur glissera et tombera plus facilement dans le trou. Ce qui aura comme conséquence probable de rendre le joueur plus prudent au moment d’aborder le « véritable » saut. Mario pourrait sauter au-delà de la marche et se retrouver dans le trou, et le joueur prendra bien soin de bien poser Mario sur ce palier (bien plus large) avant le précipice. Remarquez qu’à cause du défilement de l’écran, les deux sauts ne peuvent apparaître dans le même temps : le joueur pourrait très bien ne pas réaliser que le second saut est plus facile, et se sentirait sans doute plus aguerri après avoir manqué le premier saut et n’avoir pas glissé pour le second.
Un bon
level-design se fabrique en comprenant et anticipant la manière dont le joueur appréhende le monde virtuel qui lui est proposé. Tout
design implique de se soucier de la manière dont quelque chose sera utilisée, et le
level-design n’y fait pas exception.
* * *
[1] L’autre gros bouton rouge correspond à un adverbe, « rapidement ». La vitesse de Mario, son élan, contrôle la hauteur, l’angle et la durée de son saut. Puisque courir est complémentaire de sauter, la seconde place dans la hiérarchie de la manette de NES lui est assignée.
[2] Ce type de
design est de l’aveu de tous bien plus aisé sur NES que sur PC, qui a des dizaines de boutons à la différence des quatre de la manette de NES. Il y a cependant la souris : qui a le dénominateur commun des deux boutons et du mouvement. Ce champ d’action plus limité facilite pour le joueur l’expérimentation.
[3] Le manuel fourni avec le jeu indique les règles d’une manière plus abrupte. De nos jours, la plupart des jeux digitaux ont une capacité de stockage suffisante pour intégrer directement au jeu les instructions : ces « tutoriaux » bavards ne sont rien d’autre. Néanmoins, je pense que l’exemple donné au-dessus prouve qu’un bon
design rend inutile le besoin du joueur de lire explicitement les instructions (même si elles sont disponibles « au cas où »).
[4] Ce qui ne signifie qu’il correspond à notre définition du saut difficile, mais il faut garder à l’esprit que
Super Mario Bros était le premier le premier jeu de plate-formes auquel la plupart des gens jouaient, et même le premier jeu-vidéo tous genres confondus auquel certains jouaient. Une introduction prudente y était donc essentielle.
[a] Note du traducteur : c’est bien le terme « digital » qui est utilisé plutôt que « vidéo » (qui se traduirait approximativement par « à voir »), meilleur en ce qu’il est moins restrictif : par ex., certains jeux digitaux (ou encore « numériques ») misent sur le texte, et mériteraient plutôt l’appellation « jeux textuels », d’autres encore, musicaux, peuvent se jouer les yeux fermés ! Enfin, tout jeu-vidéo n’est pas digital, comme le jeu des « sept différences » sur papier, qui ne requiert que le sens de la vue. Ce qui caractérise essentiellement ce qu’on appelle « jeu-vidéo » est bien cette dimension « digitale », et ce, qu’il donne à voir, à entendre, à penser (lire ou entendre un discours), ou je ne sais quoi d'autre encore.